13 mai 2007
A LIRE EGALEMENT
Le sarkozisme est un anti-humanisme, sur BETAPOLITIQUE
Et pourtant, un mal le
ronge qui ne quitte pas ses pensées, habite ses mots et corrompt ses
actes : la certitude de son illégitimité. Une illégitimité non pas fondée
sur sa personnalité, son passé ou ses compétences présentes, mais sur les
forces sous-jacentes à son projet lui-même. Que l’on lise ses écrits, que l’on
écoute ses discours ; qu’on les prenne au sérieux, c’est-à-dire au premier
degré – références à l’histoire, à la science, à la morale comprises –, et l’on
comprendra, au-delà de tout psychologisme, ce qui se joue à travers le destin
de cet homme, et sous les apparences d’une énième redéfinition de l’identité de
la droite française.
Nicolas Sarkozy n’est pas
un cynique. Joueur, hâbleur, menteur peut-être, c’est pourtant un convaincu –
d’autant plus efficace et dangereux. Formé au combat politique dans les années
de décadence et de décomposition fratricide du gaullisme, il a appris l’écart
de l’idéal à la pratique, des apparences au réel, des faits à leur mise en
représentation médiatique. Grandi dans l’ombre de Jacques Chirac, il en a
médité la seule leçon – que le pouvoir contient sa propre justification. Héros
négatif et naïf de l’élection présidentielle de 1995, il a compris à ses dépens
que la morale – en l’occurrence, celle de la « fidélité » – était
l’arme suprême de l’immoralité, c’est-à-dire de la raison d’État.
(...)
Ce que Nicolas Sarkozy
pressent toutefois, c’est que cet évangile fait de lui un étranger dans son
propre pays. Étranger à sa culture politique, à ses formes de régulation
sociale, aux idéaux qui structurent ses institutions. Pitoyablement contraint à
citer jour après jour tous les noms glorieux du panthéon national, fussent-ils
liés à la gauche la plus révolutionnaire, pour persuader et se persuader
lui-même de la légitimité « historique » et « nationale »
de son projet ; et en même temps exalté par l’horizon mystique de ce
dernier, jusqu’à le rendre, à la manière d’un télévangéliste appelant à la
repentance et à la mortification, extraordinairement haineux contre tout ce qui
symbolise le vieux monde de l’humanisme et de « l’exception française ».
Mai 68 en apparence, son esprit de jouissance et de liberté ; 1936 et le
Front populaire, malgré les citations provocatrices de Léon Blum ; 1789
plus sûrement, fondement du contrat social moderne.
Ainsi, Nicolas Sarkozy ne
saurait être dupe de l’enthousiasme de ses dévots : ce qu’ils attendent de
lui, ou plutôt de l’icône martiale et inquisitoriale qu’il est devenu, c’est
encore et toujours une trahison. Trahison non plus d’un homme, mais d’une idée
de l’homme – et avec elle, de l’enfant rebelle, du « sans-papiers »,
du malade mental… Elle est bien là, dans la crise de l’universalisme et de la
démocratie représentative hérités des Lumières du 18e siècle, la demande
adressée à l’homme providentiel : qu’il prenne le pouvoir, tout le
pouvoir, pour en assumer seul les brutalités inévitables – tant la culture
politique française est habitée par l’angoisse de la responsabilité collective
face à l’histoire. Un jour sans-culotte, l’autre boutiquier. Voici donc le
peuple souverain, le peuple héritier de la Révolution, déboussolé par une
propagande débilitante, conduit à comploter contre lui-même, pour sa propre
aliénation. À l’heure de la lutte globalisée, du Nord contre le Sud et de
« nous » contre « eux tous », la société française si
profondément attachée à la solidarité sociale, est tragiquement conduite à se
demander si, pour en sauver l’idée, elle ne doit pas se replier dans la seule
arche de la nation. Et, pour en défendre l’accès au reste de l’humanité, s’en
remettre à un tyran shakespearien…
(...)
De fait, la dissolution des
formes anciennes de solidarité par l’avènement du paradigme libéral dans sa
forme mondialisée (et non pas de l’utopie socialiste ou de l’hédonisme, comme
Nicolas Sarkozy, toujours prompt à occulter dans le moralisme les effets bien
réels du capitalisme, feint de le croire) a en effet atteint l’ordre social
jusque dans ses structures anthropologiques élémentaires. L’expérience
collective du travail, le couple, la transmission intergénérationnelle, et
jusqu’à l’identité sociale des individus se sont trouvés menacés par la
réduction de la vie sociale à une compétition permanente. Or, cette remise en
cause des fondements ontologiques des systèmes sociaux a eu pour effet de
générer des mécanismes psychologiques et sociaux de défense identitaire et
symbolique, invisibles sans doute à leurs propres acteurs, mais terriblement
efficaces pour qui se révélerait capable d’en canaliser l’énergie morale
négative. (...)
Par-delà la dénonciation
des « parasites » et des « voyous » et l’exaltation d’une
« France éternelle » qui, elle, « ne brûle pas les
voitures », c’est donc la conception universaliste de la dignité sociale
et des droits de l’individu qui se trouve ainsi remise en cause, au profit
d’une nouvelle segmentation des identités, bâtissant par des actes de violence,
à la fois physique et symbolique, des barrières ontologiques irréversibles
entre les groupes sociaux. Forme de communautarisme évidemment social, mais
habillé de justifications culturelles, séparant d’un côté ceux qui, par leur soumission
ou leur adéquation à la normalisation en cours, auront droit de cité et de
« protection », et de l’autre tous ceux que leur origine, leurs tares
innées ou leur immoralité acquise disqualifie pour cette « dignité »
et rejette dans le non-droit.
L’obsession de notre époque
pour la délinquance, en association avec l’origine ethnique et les formes de
sexualité (voir les fantasmes sur la polygamie au moment des émeutes de 2005),
est emblématique de cette recomposition, morale et biologique à la fois, du
sens des affrontements sociaux. D’un côté, Ben Laden comme nouvelle figure
d’une altérité menaçante, faisant métastase dans les « quartiers » et
appelant soumission à une figure virile et protectrice du pouvoir ; et de
l’autre, le refuge dans des « valeurs » qu’on pourrait tout aussi
bien appeler va-leurres, tant elles tiennent de l’illusion collective ou de la
tartuferie intéressée – ainsi de la manie de « l’authenticité », de
la « tradition », de la généalogie ou encore du ré-enracinement dans
une ruralité mythifiée. Le Front national n’a fait que capitaliser un temps
cette énergie sociale implosive, qui se nourrit des images de la violence d’un
monde réduit à un village par la communication, pour reconstruire dans la
sphère locale réelle un ordre ontologique inégalitaire et xénophobe. Il était
inévitable qu’il se voie disputer cette source d’énergie morale.
(...)
Nicolas Sarkozy serait-il
donc un nouvel avatar de la « bête immonde », un fasciste du 21e
siècle ? Bien sûr que non. Même de cela, il n’est pas un héritier. Mais un
homme déchiré, oui : entre une vague qui le porte et l’exalte, l’aveugle
et l’enthousiasme tout à la fois, mais qui lui promet un destin de tyran des
faibles et de traître à la devise républicaine ; et une aspiration à la
légitimité et à la reconnaissance ordinaires, qui le pousse à invoquer les
mânes de Jaurès, de Blum et des héros de la Résistance, mais n’a rien d’autre à
lui promettre qu’une carrière banale de politicien opportuniste, à l’aune de
ses passages aux ministères du Budget et des Finances, dans une puissance
moyenne à l’écart des grands enjeux du siècle. Incarner une contre-révolution
ou se résigner au conservatisme, tel est le dilemme qui traverse l’homme, et
qui fascine tous ceux qui, à ses côtés, pensent que la trahison est le chemin
nécessaire vers une fidélité plus haute.
Au-delà de la personne de
Nicolas Sarkozy, c’est en effet toute la société qui, par médiatisation
interposée, et dans l’occultation de ce que la gauche a à proposer, se trouve
happée dans cette dramaturgie. Dès lors, on ne s’étonnera pas de voir les
passions fuser de toutes parts et emplir l’atmosphère d’une électricité
menaçante. C’est ainsi Nicolas Sarkozy lui-même, incapable d’assumer la
cohérence de son individualité, de la charge à laquelle il aspire et de la
force historique qu’il prétend incarner, qui construit sa propre
« diabolisation » et appelle à une confrontation avec les forces
déclinantes du mouvement social et les forces inorganisées des exclus de la
société post-industrielle, dont naturellement il se croit certain de triompher.
* * *
Si par malheur le peuple
souverain, trompé par les clercs et ses propres contradictions, enfermé dans le
piège d’institutions de la Cinquième République conçues pour permettre la
concentration des pouvoirs et perverties encore par un système médiatique
hystérisant, lui confiait dimanche les clés du pouvoir, que Nicolas Sarkozy
sache au moins qu’il ne sera pas seul à connaître le secret de son
illégitimité : chaque fois qu’il succombera à la tentation d’attaquer les
Lumières, ce et ceux qu’elles protègent, des voix s’élèveront, des forces se
lèveront pour lui dénier, majorité ou pas, le droit moral d’agir au nom du
souverain. Car les Lumières, n’en déplaise aux apôtres du post-humanisme, ont
peut-être épuisé une forme historique de leur incarnation, elles demeurent au
fondement même de l’aspiration humaine au bonheur, à la connaissance et au
partage, et n’ont rien perdu de leur légitimité morale non plus que de leur
puissance de subversion.
Lyon, le 1er mai 2007
Pierre Cornu et Jean-Luc
Mayaud,
enseignants d’histoire contemporaine
des Universités
Le texte
suivant n’engage que ses auteurs, et non les institutions auxquelles ils
appartiennent. Le monde de la recherche, et spécifiquement les sciences
sociales, ne peuvent toutefois rester muets face à la remise en cause des
règles les plus élémentaires de la vie en démocratie. On ne peut accepter que
la rationalité, les faits ou l’acquis de la recherche, tant en histoire qu’en
sociologie, psychologie ou biologie, soient balayés par la démagogie d’un
candidat et la lâcheté ou l’ignorance des principaux médias, privant les
citoyens des éléments indispensables à l’éclairage de leur vote.
Les
signataires de ce texte appellent tous ceux qui, comme eux, sont attachés aux
héritages des Lumières et croient toujours à leur validité scientifique,
éthique et politique, à rejeter solennellement, avant le 6 mai et après s’il le
faut, le droit de Nicolas Sarkozy, coupable de tromperie et d’abus de pouvoir
caractérisés au cours de sa campagne, à parler jamais au nom de la République
française. L’utilitarisme post-humaniste a trouvé son acteur, nous ne serons
pas ses clercs.
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