17 mars 2007
INTERVIEW Estelle Kuil
Estelle Kuil
Psychologue
victimologue
Estelle Kuil est spécialisée en thérapie cognitive et comportementale. Elle
est diplômée en victimologie; un diplôme délivré par le Centre International de
Science Criminelle de Paris. Ce n'est pas reconnu par l'Etat mais par la
profession. C'est une formation supplémentaire obtenue en une année avec cours
et stages aux Etats-Unis dans les services compétents. Elle est spécialisée
dans les problèmes de sévices sexuels sur les enfants.
Comment définissez-vous l'inceste ?
C'est un acte très particulier dans la mesure où acteur et victime ont des
liens de parenté. Très souvent, agresseur et victime s'aiment profondément.
L'enfant obéit à son père parce que celui-ci représente l'autorité et fait de
son mieux pour que la vie de son enfant soit épanouissante. Donc, la victime
n'intègre pas que ce qu'il vit est anormal. La problématique des victimes est :
"j'aime ou je n'aime pas mon père ?". J'ai reçu ce matin une petite
fille de 5 ans violée par son père qui me demandait : " Est- ce que je ne
dois plus aimer mon papa parce qu'il m'a fait des choses ? ". Dans la tête
de l'enfant, ce n'est pas clair. Dans le viol par exemple, il n'y a pas de
liens directs, la rage monte. Chez les victimes d'inceste, cette rage n'existe
pas ou du moins elle a du mal à s'exprimer.
Si les sévices persistent, l'enfant commence à sentir que quelque chose ne
tourne pas rond car il sent un tabou autour du sujet. Une question dans la tête
de l'enfant devient de plus en plus présente : " c'est bien ou mal ?
". J'ai reçu une petite fille de 7 ans dont les parents avaient divorcé.
Elle a été violée par son père. Je lui ai demandé pourquoi elle n'en avait pas
parlé avant. Elle m'a répondu : " mon père m'a dit que si j'en parlais, je
ne viendrais plus le voir. Moi, j'aimais mon papa et je ne voulais pas ne plus
le voir, alors j'ai demandé à ma mère si c'était vrai que si on disait un
secret, on ne reverrait plus son papa ". Sa mère a creusé, la petite lui a
tout raconté et la machine judiciaire s'est mise en route.
Existe-t-il selon vous un inceste " moral " ?
Oui. Ce sont des enfants qui me disent : " mon père, il me regarde
bizarrement, je sens un truc pas normal " ou alors : " mon père
m'achète mes soutiens-gorge, ça lui procure du plaisir "… Attention, je ne
veux pas faire peur à tous les pères de France. Mais c'est un climat
incestueux. J'ai connu une petite fille qui me disait : " je ne supporte
pas l'haleine de mon père ". En fait, le père embrassait sa fille trop
près de sa bouche et ça la mettait mal à l'aise. Et effectivement, il y avait
une ambiguïté dans la tête du père qui aurait pu passer à l'acte. En fait, ce
sont des éléments à connotation sexuelle qui sortent du contexte normal. Il y a
un regard qui déshabille, une main qui frôle les fesses et qui s'y attarde un
petit peu.
Justement, pour rassurer " tous les pères de France ", quelles
sont selon vous les limites à ne pas franchir ?
On peut prendre son enfant sur ses genoux sans pour autant avoir un geste
incestueux. Ce qui est important, c'est que le geste ne comporte pas
d'ambiguïté. Un père qui déshabille sa fille du regard, elle le ressent.
L'enfant interprète ce qu'il reçoit. C'est pareil avec les mots. Certaines
expressions peuvent être sexuées. L'ambiance incestueuse est parfois plus destructrice
que le passage à l'acte.
Vous avez l'habitude d'auditionner des enfants qui s'expriment pour la
première fois. Que pensez-vous des sites pilotes du Docteur Aiguesvives ? Je
trouve que c'est bien car l'enfant va pouvoir dire un maximum de choses en un
minimum de temps. J'ai vu des enfants qui avaient subi 3 auditions policières,
deux consultations chez le médecin légiste, le gynécologue, c'est traumatisant
pour l'enfant. Alors que là, tout est fait dans un même et unique lieu. En
plus, je suis pour l'audition enregistrée car on n'analyse pas uniquement les
propos de l'enfant, on regarde aussi son comportement. Un enfant qui baisse la
tête, ou qui s'exprime d'une façon robotisée peut cacher quelque chose.
L'enfant peut avoir peur de dire tout ce qu'il a subi, il peut essayer de
protéger son agresseur et tout cela, on ne peut l'analyser que si l'entretien a
été filmé. Maintenant, certains juges d'instruction sont défavorables à l'idée
de faire passer une audition à l'hôpital. Selon eux, ce lieu symbolise la
" maladie " alors que le commissariat symbolise le " délit
" et effectivement, un inceste, c'est un délit. Mais je pense que tout
dépend de la manière dont on prépare l'enfant. Il faut lui expliquer avant. La
façon dont l'enfant va pouvoir s'exprimer est très importante.
J'ai vu une petite fille qui a été traumatisée, une fois de plus, par les flics
car ils sont venus la chercher à la maternelle, pendant la récréation. Pour
elle, elle était coupable, on l'emmenait comme une criminelle. Aujourd'hui,
policiers et gendarmes essaient de faire des efforts car on parle de plus en
plus de l'inceste et de ses conséquences. Mais cela n'a pas toujours été le
cas.
Lorsque l'enfant se décide à parler, on constate que souvent, le parent qui
accompagne l'enfant (souvent, la mère) dit ne rien avoir vu. Qu'en pensez-vous
?
Après avoir entendu les enfants, je demande systématiquement aux mamans :
" n'avez-vous pas senti qu'à un moment donné votre enfant avait une
attitude anormale ? ". Toutes me répondent " oui " mais elles ne
pensent pas à l'inceste, c'est tellement tabou qu'elles ne l'imaginent pas. Le
fils a mal au ventre de manière chronique, la fille ment sans arrêt ou alors,
il y a aussi les enfants qui se réfugient dans le travail à l'école. D'élèves
moyens ou médiocres, ils deviennent des têtes, comme s'ils devenaient
boulimiques. J'ai même eu le cas d'une petite fille de 6 ans qui soulevait
toujours sa jupe. Pendant l'audition, sa mère m'a dit : " elle est
aguicheuse ma fille, elle veut charmer tout le monde ". Après en avoir
parlé, la mère a compris que sa fille mimait ce que son père lui demandait de
faire, c'était un signe. On essaie de comprendre avec la maman ce qui s'est
passé, il y a des détails qui reviennent, comme par exemple des revues pornos
qui traînent sous le lit. On trouve aussi des mamans qui rejettent tout en bloc
et qui n'arrivent pas à aider leurs enfants. J'ai eu par exemple, le cas d'une
mère qui n'arrivait pas à en parler avec sa fille. On a découvert qu'elle avait
elle-même été victime d'inceste pendant son enfance. Elle n'en avait jamais
parlé. N'ayant pas résolu son histoire, elle ne parvenait pas à aider son
enfant, c'était trop douloureux.
Les victimes qui n'ont pu en parler pendant les faits s'enferment dans
l'amnésie. Les souvenirs ne réapparaissent semble-t-il qu'à l'âge adulte.
Comment expliquez-vous cette forme d'amnésie ?
Inconsciemment, l'enfant se force à mettre ça de côté. Vous savez, quand on
vient de finir une relation sentimentale, on fait tout pour oublier la personne
et petit à petit, l'oubli se fait. Dans le cas de l'inceste, l'enfant va
verrouiller toutes les portes d'accès à ce souvenir. En grandissant, des
événements vont malgré tout réactiver le souvenir. Une odeur, une balade, une
situation suffisent à déclencher des flashs, ça provoque une réaction, c'est la
madeleine de Proust.
Par exemple, une femme est venue me voir. Elle était mariée depuis plusieurs
années, un mariage vraiment réussi. Pendant un rapport sexuel, son mari a passé
sa main sur son corps, ce geste lui a provoqué une réaction violente car d'un
seul coup, elle a vu la main de son père. Autre exemple : une maman préparait
le goûter d'anniversaire de sa fille qui fêtait ses 6 ans. Elle préparait un
gâteau et d'un seul coup, sans savoir pourquoi, elle a sauté par la fenêtre.
Par chance, elle s'en est sortie. Je lui ai demandé : " qu'est-ce qui vous
est arrivé à 6 ans ? ". Elle ne savait pas. On a réussi à faire resurgir
les souvenirs, elle s'est faite abuser à 6 ans. C'est tellement violent sur le
plan psychique que la personne oublie mais en face d'elle, elle avait son
équivalence. Très souvent, les souvenirs sont réactivés au moment de fonder une
famille. Cela se réactive tout doucement mais il y a toujours des symptômes,
des signes qui nous laissent entendre qu'il a pu y avoir inceste.
Quels sont ces symptômes ?
Il y en a plusieurs. La personne peut souffrir de troubles alimentaires.
Anorexique ou boulimique, elle se fait vomir pour " cracher le venin
" qu'elle a reçu étant enfant. Ensuite, la personne veut déformer son
corps car elle ne veut pas avoir de forme qui pourrait attirer un homme. Autre
symptôme : les TOC. Certaines victimes se lavent les dents de façon excessive
jusqu'à se déchausser les dents. On veut purifier, se laver la bouche d'une
fellation. Et puis il y a les problèmes sexuels. Soit la personne évite toute
relation, c'est le blocage, soit elle tombe dans l'excès. J'ai reçu une
prostituée qui me racontait sa vie. La journée, elle avait un boulot, et elle
se prostituait la nuit. Elle m'a dit : " vous savez, la nuit, c'est moi
qui domine, c'est moi qui décide, je ne suis plus une victime ". J'ai
rencontré d'autres victimes qui pratiquaient le sado-masochisme. Ils rentrent
dans une sexualité extrême qui fait mal pour sortir de la problématique "
je suis soumis ". La personne maîtrise adulte ce qu'elle n'a pas pu
maîtriser enfant.
Les victimes se posent en général les mêmes questions : pourquoi ? pourquoi
moi ? A-t-on des réponses pour les aider à comprendre ?
Le pourquoi...
Environ 50 % des pères incestueux ont vécu des choses similaires dans leur
enfance. Ce n'est pas forcément dans l'intra-familial, ça peut être une
agression sexuelle subie par un membre extérieur de la famille (un éducateur,
un ami de la famille). Ils ne reproduisent pas forcément les mêmes actes. Si le
père incestueux n'a pas eu d'explication sur ce qui lui est arrivé (ce n'est
pas bien ce qui s'est passé sur ton corps à toi), il peut glisser
progressivement vers l'agression sexuelle sur son propre enfant.
Certains agresseurs dérapent dans la confusion. Ils confondent l'amour légitime
et le dérapage et comme l'enfant ne dit rien, ils continuent. Mais ce n'est pas
dans le but de faire mal, ils sont dans la confusion.
Il y a les pervers sadiques qui font ça pour faire mal. Souvent, ces types ont
eu un passé particulier de maltraitance, de violence ou d'abus sexuels.
Ensuite, on trouve le profil du délinquant limite psychopathe. Comme ils
n'arrivent pas exprimer leur souffrance, ils se vengent et passent à l'acte.
Le Pourquoi moi....
Il y a beaucoup de réponses possibles. Il est important de faire des recherches
poussées autour de la famille. On doit comprendre la généalogie. Si un père qui
était l'aîné de la famille dérape, il est possible qu'il s'en prenne à sa fille
aînée. On retrouve souvent l'explication dans le rôle que le père a eu à jouer
avec ses propres parents, frères et sœurs, oncles, ...Ce n'est jamais par
hasard qu'il reproduit sur cette fille là et pas une autre.
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